Dans la peau d’un clandestin mexicain
Au centre du Mexique, dans le parc d’aventures EcoAlberto, on peut, le temps d’une nuit, jouer à l’immigrant. Tenter de passer le Rio Bravo malgré les policiers et se faire très peur.
D’EL ALBERTO) HIDALGO
Le faisceau du projecteur passe rapidement d’un arbre à l’autre, détaille les branches et fouille l’obscurité des fourrés. Des sirènes de police retentissent : “Arrêtez ! Vous ne devez pas traverser le fleuve”, hurle une voix au mégaphone dans un anglais haché. Une camionnette blanche apparaît sur le pont, les lumières rouges et bleues d’une voiture de patrouille clignotent entre les arbres. Des coups de feu déchirent la nuit. “Baissez-vous ! Restez groupés !” ordonne un homme au visage dissimulé sous une cagoule en laine noire. “Ne bougez plus !” Le faisceau lumineux est prêt à atteindre les corps tapis dans l’obscurité. “Courez jusqu’au bord du fleuve, vite !” ordonne l’homme masqué. C’est par là que passe le chemin vers “l’autre côté”, le nord du Rio Bravo.
En réalité, le Texas, la Californie et l’Arizona se trouvent beaucoup plus loin. Au moins
Carlos, 24 ans, et Jenny, 23 ans, tous deux étudiants en médecine, font partie du groupe de cette nuit, qui comprend des familles au complet. Ils ont réussi à descendre au bord du fleuve et se sont retrouvés trempés, enfoncés dans la boue jusqu’au mollet, pendant que la lumière du projecteur continuait à poursuivre leurs trente compagnons, gênés dans leur progression par leurs grosses chaussures et leurs vêtements imperméables. Carlos, qui ne prenait pas l’équipée très au sérieux, est venu en tongs. Maintenant, il doit se battre pieds nus contre la boue et conquérir chaque mètre de terrain. Pourquoi participe-t-il volontairement à cette dure bataille ? “Par goût de l’aventure, explique-t-il, mais surtout parce que je veux savoir ce que vivent nos compatriotes qui traversent la frontière clandestinement.” Le père de Jenny a vécu de nombreuses années à Chicago, “mais il avait obtenu un permis de travail”, précise-t-elle. Deux de ses oncles n’ont pas eu la même chance. “Ils ont dû se débrouiller pour passer de l’autre côté. Ils ont dû vivre la même situation que nous maintenant. Ou pire.” Mais l’heure n’est pas aux longues conversations. “Vite, dépêchez-vous”, leur intime l’homme cagoulé. En haut de la berge, sur la route, apparaît à nouveau la camionnette blanche. “Sortez, nous savons que vous êtes là”, crie la voix dans le mégaphone. “Eteignez vos lampes”, murmure l’homme masqué, qui nous dira plus tard s’appeler Poncho. “Quand on passe de l’autre côté, on ne connaît rien ni personne et on est obligé de faire confiance à quelqu’un. On ne sait pas qui c’est, d’où il vient, et c’est pour ça qu’il n’a pas de visage”, explique-t-il. C’est pourquoi il se cache sous une cagoule noire. Lui, il a déjà traversé plusieurs fois la frontière, comme d’autres habitants d’El Alberto. Ce village ñahñú compte 2 125 personnes, dont seulement un peu plus du tiers vivent encore dans ce coin de montagne aride de l’Etat d’Hidalgo. Certains sont allés tenter leur chance à Mexico ou à Tijuana. Mais la majorité est partie “au nord”, à Las Vegas, Salt Lake City ou Phoenix.
“Emigrer ? Non. Heureusement, je n’en ai pas besoin, dit Carlos. Notre avenir est dans notre pays.” Le reste du groupe, hommes, femmes et enfants, est arrivé sur une route. La marche nocturne de presque deux heures au milieu des cactus, le long de cours d’eau boueux et sur des pentes pierreuses, les a épuisés. Dans un coin sombre, quatre camionnettes les attendent pour les emmener quelques centaines de mètres plus loin. Une fois installés à l’arrière, ils ont un moment pour se reposer. Et parler.
Longtemps, les habitants d’El Alberto n’ont pas eu d’autre choix que d’émigrer. “Ici, la vie n’était pas possible pour eux. Ils partaient tout de suite après avoir terminé l’école”, raconte Poncho. Il garde le silence un moment, puis se met à parler de sa jeunesse, de l’époque où il marchait pieds nus et était vêtu de haillons. “Récemment encore, El Alberto ne figurait sur aucune carte, précise-t-il. Ceux qui y naissaient étaient condamnés à une vie de misère.” Mais un jour, il y a dix ans, une source d’eau thermale a surgi du sol. Une chance pour le village. Ensemble, les habitants ont organisé le travail et construit le parc EcoAlberto, qu’ils ont doté de plusieurs piscines, d’un toboggan, d’un restaurant, d’une aire de camping et de cabanes pour les touristes venus passer le week-end.
Soixante-huit personnes font office de figurants
Conformément à leurs traditions, les Ñahñús d’El Alberto se répartissent les tâches à accomplir pour faire fonctionner le village. Les membres de la communauté qui sont déjà partis vivre ailleurs doivent également apporter leur contribution. Lorsqu’ils sont élus par l’assemblée, ils reviennent au village pour des périodes pouvant aller jusqu’à trois ans afin de s’acquitter des tâches communautaires. Ils ne reçoivent pas de salaire pour cela. C’est ce que font maintenant le délégué Bernadino Bautista et le sous-délégué Enrique Bolívar. Ce dernier vit depuis vingt ans aux Etats-Unis, où il travaille dans la construction. Il vient régulièrement rendre visite à sa famille. Cette fois, il va rester un an pour remplir son devoir. “Nous voulons créer des emplois, pour que les gens aient un avenir au village et qu’ils puissent choisir entre rester ou partir, explique-t-il. Les Américains ne veulent pas que nous puissions continuer à entrer”, dit-il à propos du nouveau mur actuellement en construction à la frontière et du refus du Sénat américain de légaliser les sans-papiers. L’expédition nocturne a été créée pour soutenir le développement local. Cette randonnée peu ordinaire coûte vingt dollars et inclut l’accès aux bains. Elle fait travailler chaque week-end soixante-huit personnes, qui jouent les rôles de “coyotes” [passeurs] et d’agents de l’immigration ou s’occupent de l’organisation. “La première s’est déroulée il y a trois ans”, se souvient Poncho. Toutefois, cette activité n’a pas encore reçu l’autorisation des autorités, qui trouvent qu’elle peut servir d’entraînement à ceux qui veulent traverser la frontière. “C’est complètement absurde, s’insurge Poncho. Nous entraînons plutôt les gens à rester. Nous voulons qu’ils prennent conscience des risques qu’on court sur le chemin.”
Pendant que nous parlions, la police de l’immigration s’est rapprochée. La plupart des randonneurs nocturnes parviennent à se cacher in extremis. Accroupis dans les fourrés, ils attendent en silence. De l’autre côté des buissons, deux hommes en tenue de camouflage fouillent l’obscurité avec leurs torches. Des cris déchirent soudain le silence de la nuit. Deux hommes sont à genoux. Les agents les frappent, les menottent et les emmènent. Peu après, Poncho annonce la fin de l’alerte. Les marcheurs reprennent leur chemin en petits groupes, d’abord les enfants, puis les femmes et les hommes. Ils passent devant un homme étendu sur le bas-côté. Il a l’air mort. Un symbole pour les milliers de personnes qui ont perdu la vie sur la route du Nord.
Il est trois heures et demie du matin. Les randonneurs, exténués, boivent une tasse de café. “J’ai eu très peur”, confie Emma Hernández. Mais elle est contente, parce qu’elle a “osé le faire”. La jeune femme est venue avec son fils de 5 ans. “Son père vit aux Etats-Unis et j’ai voulu lui montrer ce qu’il avait dû endurer.” Carlos aussi est content. “C’était une expérience extraordinaire, affirme-t-il. Même sans chaussures, je suis allé jusqu’au bout.” Demain matin l’attend la suite de son programme touristique. Une promenade en bateau, en plein jour et sans personne à ses trousses.
Paru dans: Cointernational
Wolf-Dieter Vogel
La Jornada
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