Transfuge
La situation du livre au Mexique
« Vous, vous lisez des livres. Moi, je me suis formé en lisant les formes des nuages. » Il y a six ans, l'actuel président Vicente Fox (Mexilios: le sexenat de Fox a fini en novembre 2006, mais rien n'a change depuis), alors en campagne électorale, prononçait ces phrases mémorables lors de la présentation de son programme culturel. L'intelligentsia s'est gaussée du ranchero inculte, de l'homme aux bottes, de l'ancien patron de Coca-Cola Mexique qui allait encore se distinguer en proclamant son admiration pour « José Luis Borgues » (sic).
Ces propos, pourtant, sont assez représentatifs de l'ambiguïté des Mexicains dans leur rapport au livre, objet prestigieux autant qu'ignoré.
« Le livre au Mexique a un statut qu'il n'a pas ailleurs, explique Philippe Ollé-Laprune (1), directeur à Mexico de la Maison du Refuge, qui accueille et aide des écrivains en exil. Les livres ont un côté sacré, et certains auteurs sont vénérés. Quand il s'est agi de réunir de l'argent pour la fondation Octavio Paz, peu de temps avant la mort de l'écrivain, aussitôt les dix plus grands entrepreneurs mexicains ont mis au pot un million de dollars chacun. »
Ce prestige du livre et des écrivains a des racines historiques. Aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, c'étaient les hommes de lettres qui écrivaient les lois - dans un pays qui place la légalité au-dessus de tout, au moins dans ses formes. Et dans les écoles, les petits Mexicains apprennent ce qu'ils doivent à José Vasconcelos, ce ministre de l'Education qui, dans la décennie qui suivit la Révolution mexicaine (1910-1917), lança un vaste programme d'éducation populaire et porta dans les campagnes misérables des livres comme l'Iliade, l'Odyssée, le Quichotte.
Mais la légende de ce grand hussard noir et de quelques autres pionniers ne peut occulter la réalité : la situation du livre au Mexique n'est pas florissante ; elle est même assez désastreuse.
Une petite promenade sur le populeux axe central de la capitale en donne un aperçu. Passé le cinéma Teresa, où la programmation de cinéma populaire a laissé la place au porno glauque, les trottoirs regorgent de marchandises, toutes pirates : des DVD, des logiciels, et même quelques livres. « Comment devenir une parfaite tueuse d'hommes », « Mon Dieu, fasse que je devienne veuve » (Mexilios: l'auteure de ce livre est l'actuelle ministre de l'education nationale), des mini-BD débordantes de pin-up surdimensionnées (les fameux « livres de maçon »), et quelques Paolo Coelho. Poussons jusqu'à la librairie Gandhi, sorte de Fnac miniature située face au palais des Beaux-Arts. Un bon choix de livres de littérature, de sociologie, de philosophie, d'histoire... à des prix presque prohibitifs (au moins aussi élevés qu'en France, alors que le salaire moyen est trois à quatre fois inférieur).
Reprenons en grand angle. Le Mexique compte une abondante population (106 millions d'habitants) fortement alphabétisée (à 90%).
Et pourtant, le pays possède l'un des taux de lecture les plus bas du monde : un livre par an et par habitant, ce qui, d'après une enquête de l'Unesco, place le Mexique au 107e rang... sur les 108 pris en compte.
Les librairies sont rares, surtout hors de la capitale : il en existe une pour 300 000 habitants (contre une pour 15 000 en Argentine). Les valeureuses indépendantes ferment les unes après les autres, au profit de grandes surfaces spécialisées, Gandhi ou El Sótano. Parallèlement, à la fin des annéees 1990, la concentration éditoriale s'est accélérée : trois grandes holdings (Planeta, Random House, Santillana) accaparent aujourd'hui le marché. Résultats : valse des nouveautés, marketing omniprésent... et point de salut, glisse fielleusement le critique Fernando Escalante, hors d'une bonne critique dans le journal espagnol de référence El País (qui appartient au groupe Santillana).« Le conte, un genre historique au Mexique, a été rélégué au profit de genres plus rentables, le roman ou l'essai historique » , note l'écrivain Juan Villoro.
Les bibiothèques publiques ? Des salles d'études pour les collégiens, où 90% des livres sont des manuels.
Et qui s'occupe de ces librairies et de ces bibliothèques ? Des libraires et des bibliothécaires qui n'ont reçu aucune formation spécifique.
Ajoutons que si la production est importante (entre 15 000 et 17 000 titres par an), elle est encombrée de titres médiocres. Ces dernières années ont connu une explosion du secteur des livres de développement personnel (« Soyez votre propre marque », « Le Sun Tzu pour le succès », « Pensez avant de parler »...)
L'Etat, comme aux temps de l'ancien parti unique (le PRI, cet ogre philanthrope, selon l'expression d'Octavio Paz), continue d'aider massivement la production (à hauteur de 60%), mais cette aide, déconnectée du marché, produit souvent des effets... inattendus. Philippe Ollé-Laprune rapporte la mésaventure d'une poétesse qui, avec l'aide du ministère de la Culture, publia un recueil de poèmes à 2000 exemplaires. Peu de jours après, elle voulut acquérir un exemplaire de son livre. Epuisé. Toute à sa joie, elle en informe le ministère. Deuxième tirage, liquidé au bout de quelques mois. Troisième tirage... puis la découverte amère que les exemplaires du best-seller reposaient dans la cave de la maison d'édition.
Les entrailles de l'Unam, la plus grande université d'Amérique latine (300 000 étudiants), sont aussi pleines de ces livres généreusement produits et aussitôt remisés, quand ils ne sont pas mis au pilon dès leur sortie de l'imprimerie.
Comment expliquer cette situation absurde ? « L'ancien parti unique a toujours aidé massivement la production, pas la diffusion, rappelle Philippe Ollé-Laprune. Mieux valait que les citoyens ne lisent pas, ils étaient plus facilement manipulables. » Mais les temps ont changé. Aujourd'hui, l'un des principaux obstacles à la lecture est le prix des livres, qui s'explique par deux facteurs principaux. Le premier est la taille réduite du marché dans un pays baigné de culture télévisuelle. « La classe moyenne, consommatrice de livres, a été pratiquement liquidée par les gouvernements libéraux qui se sont succédé depuis 1982», déplore Juan Villoro. Selon un responsable de l'editeur catalan Tusquets, « 6000 exemplaires pour un livre de littérature, c'est un franc succès ».
La seconde raison a été, jusqu'à très récemment, l'absence de législation sur le prix du livre - libéralisme oblige. Le président Fox a même voulu, au début de son mandat, taxer les livres. Pourtant, c'est ce même gouvernement qui a fait adopter il y a quelques mois la loi sur le prix unique du livre - une première en Amérique latine. Les auteurs et les éditeurs avaient longuement fait valoir le modèle français, qui a permis aux petites librairies de subsister et surtout, de parvenir à une baisse globale du prix du livre. La mesure est particulièrement bien venue au Mexique, où des chaînes de librairie comme la Gandhi demandaient aux éditeurs des ristournes considérables (entre 40 et 50%) pour proposer à leurs clients des réductions permanentes, entre 20 et 30% du prix. Jeu de dupes dont le lecteur-consommateur sortait perdant.
Cette loi unique ne résoudra bien sûr pas tous les problèmes. La piraterie est en essor exponentiel : 10% des livres sur le marché en 2004, 20% en 2005 ! Et une autre donnée n'est pas près de varier : la sujétion à l'ancienne puissance coloniale, l'Espagne. Si les livres sont aussi chers au Mexique, rappelle Christian Moire, responsable de ce secteur à l'Ambassade de France, c'est aussi parce que la plupart proviennent d'Espagne, ce qui occasionne de gros frais de transport. La situation demeure quasi coloniale. Le Mexique reçoit chaque année environ 150 nouveaux livres espagnols, tandis que l'Espagne reçoit... un livre d'un auteur mexicain.
Pendant toute l'ère franquiste pourtant, l'édition hispanophone a été largement mexicaine. José María Espinosa, éditeur au Colegio de Mexico et directeur des éditions Sin Nombre, soupire en évoquant l'époque où le Mexique « était fier d'avoir les meilleures maisons d'éditions de langue espagnole ». Après la mort de Franco, l'Espagne s'est réveillée et au début des années 1980, les grands éditeurs espagnols (Santillana, Planeta, Plaza y Janés) sont venus s'installer au Mexique, voyant dans le pays une porte d'entrée vers le reste de l'Amérique latine et tablant sur un boom de lecteurs... qui reste à venir.
Ce boom, le gouvernement Fox a essayé d'en esquisser une ébauche d'amorce en lançant à grand fracas, en 2002, son programme « Vers un pays de lecteurs ». Chargés de promotion : l'actrice Salma Hayek et le joueur de football Jorge Campos... Mais la grande œuvre du président Fox, c'est la « mégabibliothèque », inaugurée en mai dernier et présentée par le chef de l'Etat comme « la majestueuse enceinte du savoir et de la lecture ». De l'extérieur, la chose, construite dans un quatier populaire du centre de Mexico, ressemble à un centre commercial. Mais vue de l'intérieur, la réussite - au moins architecturale - est impressionnante : dans un décor de jungle urbaine, on découvre une sorte de train gigantesque, de 300 mètres de long, formé de trois wagons à l'intérieur duquel auraient poussé des grappes de livres. Le squelette d'une vraie baleine rapportée de Basse-Californie flotte au-dessus des rayonnages. (Mexilios: ben oui et maintenant la Mega Bibliothèque est un éléphant blanc, déjà ferme du à la mauvais construction ca devenait un danger pour les usuraires, etc)
« Mégabibliothèque ? Mégaconnerie, oui ! fulmine Paco Ignacio Taibo II, célèbre auteur de romans noirs et agitateur culturel dans son pays. On construit une œuvre pharaonique alors que la salle de lecture du XIXe siècle de la Bibliothèque de Mexico ferme à 18 heures parce que l'argent manque pour acheter des lampes ! »
En effet, le débat a fait rage sur l'opportunité d'un projet qui a coûté autant que la fondation Guggenheim de Bilbao. Ne valait-il pas mieux 100 bibliothèques d'un million de dollars plutôt qu'une seule de cent millions ? Les défenseurs de la « mega » font valoir qu'elle fonctionnera en réseau avec les autres bibliothèques, qu'elle aura un rôle de catalyseur.
Il est trop tôt pour se prononcer, même s'il est clair que l'opération avait d'abord des objectifs de prestige. Depuis le Traité de libre commerce avec les Etats-Unis et le Canada (1994) et l'entrée du Mexique dans l'OCDE, les dirigeants du pays n'ont de cesse de vouloir égaler le Premier monde (comme on dit ici), au moins sur un plan symbolique.
En attendant, on ne trouve pas les livres que l'on veut lire et le prêt gratuit n'existe pas dans les biliothèques. Hors des cadres officiels, les initiatives fleurissent. Taibo II dirige par exemple un marché alternatif qui propose, grâce à l'appui de libraires et d'une « brigade culturelle » formée de volontaires, des libres bon marché et différents, des auteurs qu' «aucun professeur de secondaire ne recommanderait », explique le romancier Juan Hernández Luna, des auteurs « qui vous mettent des idées bizarres dans la tête ». (José Emilio Pacheco, Bertolt Brecht, Juan Gelman, Jaime Sabines, Manuel Vázquez Montalbán, entre autres).
« La littérature est le plus subversif des arts », poursuit Luna. Rappel indispensable. Le grand bond en avant de la lecture souhaité par les autorités se heurte à la confusion, chez nombre d'enseignants et d'autorités éducatives, entre la lecture par devoir et la lecture par goût. Confusion partagée par une majorité d'étudiants pour qui lire, c'est lire les livres du programme. Il est symptomatique que le Conaculta, sorte de Secretariat d'Etat à la Culture, reste inféodé à l'Education nationale, tout-puissant ministère.
Six ans après l'alternance démocratique de l'an 2000, le Mexique conserve un fonctionnement autoritaire et vertical. Sa culture reste dominée par les figures du père et du chef (« licenciado », « maestro », ou « doctor »), dont on attend les instructions. Une société certes en mouvement mais encore « pré-moderne », comme l'écrivait Octavio Paz dans « Le labyrinthe de la solitude » en... 1950.
« Nous sommes un pays jeune, laissez-nous le temps ! plaide le numéro 2 de la Culture, Raúl Zorrilla. Au début du 20e siècle, le Mexique comptait 90% d'analphabète, aujourd'hui 10% seulement. » Et, dans un mouvement de corps vers son interlocuteur, à mi-chemin de la rouerie communicante et de l'élan spontané : « Moi-même, je suis petit-fils d'analphabète ! »
Bernard CORTEGGIANI
(1) Auteur d'une anthologie de la littérature mexicaine de langue espagnole, à paraître aux éditions de La Différence en janvier 2007.
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