Tijuana
Les carnets du Rio Grande (5)
Tijuana, la mer coupée en deux
Dernière étape le long du mur-frontière. Tout est plus fort à Tijuana. La muraille qui plonge dans l'océan, la ville frénétique et emprisonnée, la drogue, l'alcool, la prostitution. Et là, tout proche, l'aimant du rêve californien, San Diego, ses flics, ses chiens, les «Minute Men», miliciens anti-immigrants violents et racistes. C'est le bout du chemin, le début ou la fin d'un songe. Ou du cauchemar des clandestins
Tijuana, Mexique : la Casa del Migrante
C'est une rue en pente triste, dans la Colonia Postal, un quartier de banlieue de Tijuana. La ville mexicaine de deux millions d'habitants fait face à San Diego l'américaine, la rutilante, celle dont rêvent les gens d'ici. L'Amérique est là, à quelques mètres. Entre les deux, un mur qui plonge dans la mer. Et une armée de policiers de la border patrol Ce matin, dans la rue Galileo de Colonia Postal, quelques hommes attendent l'ouverture de la grille de la Casa del Migrante, le refuge du padre Luis qui accueille tous les naufragés de la frontière. Ils sont sales, épuisés, les yeux brillants de fatigue et de faim. Comme Santos, un cuisinier qui travaillait depuis neuf ans aux Etats-Unis dans un restaurant français, le Wired Bistro. Il est passé la première fois à l'âge de quinze ans, en franchissant les montagnes, deux à trois jours de marche dans des canyons de mauvaises pierres, si raides que certains chutent et agonisent au fond des ravins. On les repère aux vautours qui tournent en rond au-dessus des cadavres. Santos a réussi, il vivait et travaillait à San Diego, sans papiers évidemment, jusqu'au jour où il s'est fait contrôler en voiture. Expulsé. Depuis, il a réessayé à quatre reprises, sans succès. «Dans la montagne, des bandits m'ont mis un revolver sur la tempe. Je leur ai donné tout ce que j'avais sur moi. . . un dollar. Ils ne m'ont pas tué», dit le migrant. A son dernier passage, il est capturé par un policier de la border patrol. Une brute : «Il m'a attaché avec des menottes à son véhicule, m'a frappé à coups de poing au visage et au ventre. Il criait : «C'est mon pays... Tu n'as rien à faire ici !»» Santos encaisse la douleur, mais la colère le prend et il réplique : «Chez toi ? San Diego, Santa Fe, El Paso ? Tout est mexicain. Vous nous avez volé ce pays !» Libéré, il se traîne, malade, jusqu'à la Casa del Migrante. Ici, le padre Luis et la soeur Aima du Guatemala reçoivent jusqu'à 270 réfugiés. Il y a toujours un lit, de la nourriture, des douches, un médecin pour les malades et une avocate pour traiter les cas difficiles : des hommes sans argent, sans papiers, perdus ou, comme l'an dernier, le dossier d'un migrant abattu par la police sur la frontière. Santos a douze jours pour se reposer. Après, il faudra laisser la place aux autres. A la Casa del Migrante, les religieux passent des heures à réconforter ceux qui ont échoué, déprimés, convaincus que leur vie s'arrête ici : «C'est très dur. La moitié des clandestins de Tijuana se font refouler et finissent par renoncer», dit soeur Aima. Du coup, Tijuana n'en finit pas de grossir et les patrons de maquiladoras, les usines délocalisées, appellent le refuge pour recruter des ouvriers. Santos, le cuisinier, est décidé à affronter la montagne, ses canyons, ses pièges. Il n'a plus rien à faire au Mexique. Son travail, sa femme, ses deux enfants, sa vie sont déjà de l'autre côté.
En regagnant l'Amérique, je suis allé jusqu'au restaurant français où Santos travaillait il y a six mois encore. Le patron ne se souvenait même plus de son nom : «Un cuisinier ? Ah oui peut-être... Il y en a un qui a disparu voilà quelques mois.» Il a haussé les épaules. «Vous savez, des Mexicains, il en passe tellement par ici !»
San Diego, Californie : Enrique contre les Minute Men
Cet homme est une bombe. Le genre à faire carillonner un portier électronique d'aéroport. D'ailleurs, il parle à la vitesse d'une arme automatique, en anglais ou en espagnol, quand il se fait l'avocat des migrants, son activité principale. Aujourd'hui, Enrique Morones est à l'antenne de la Radio Chula Vista pour son émission quotidienne, écoutée des deux côtés de la frontière. Il attaque en parlant quinze minutes, d'un trait, sans souffler, répond à des mails, prend des appels en direct et ne rate jamais une occasion de communiquer un téléphone utile, une adresse internet ou la date d'une manifestation. Le bâtisseur de réseaux a créé au moins deux associations, Border Angels et Gente Unida. La première va, sur le terrain, porter assistance aux clandestins à la frontière. «Le soleil, la soif, les serpents à sonnette et les araignées venimeuses... le désert tue.» Depuis le début de l'opération Gatekeeper (Portier) en octobre 1994, il y a eu officiellement 4 100 immigrants morts, 10 000 selon Enrique. Au volant de son pickup, Enrique court installer des postes de secours - 15 gallons, soit 60 litres d'eau -, marqués d'un drapeau bleu ou orange pour être vus de très loin. Et il sauve des vies. Dans le désert, lui-même s'est fait piquer par une mygale : «Six semaines de fièvre et d'hôpital. J'étais incapable de me tenir droit. Pour un clandestin, épuisé, affamé et sans eau, c'est la mort assurée.» En quinze jours, Enrique vient de faire l'aller-retour San Diego-Brownsville, 6 600 km, histoire de vérifier les points d'eau et de soutenir ses groupes de militants locaux. Sa devise est simple comme une phrase de l'Evangile selon Matthieu : «Donner à boire à ceux qui ont soif, et à manger à ceux qui ont faim.» Ses adversaires lui reprochent d'encourager l'immigration : «Absurde ! Les gens ne traversent pas pour trouver de Veau mais du travail et leurs familles déjà installées de ce côté.» Ses ennemis, ce sont les Minute Men, des miliciens civils qui se donnent pour mission de bloquer la frontière. Ils sont très médiatiques, mais peu nombreux, «une trentaine de rednecks ici ou là, des retraités, armés, fascistes, dangereux». En principe, ils ne font qu'alerter la border patrol, mais il leur est arrivé d'en venir aux mains ou d'ouvrir le feu. Enrique a déjà reçu plusieurs fois des menaces de mort. Son credo : aucun immigrant mexicain n'est un clandestin au sud des Etats-Unis, terre historique des Latinos. Tous ont droit à des visas de travail, et chaque mort dans le désert est un scandale. Le récent voyage de Bush à Mexico l'a ulcéré : «Comment ose-t-il dire aux Mexicains «Je vous aime !» et, dans le même temps, harceler les immigrants, les arrêter, ordonner des raids dans les usines et construire un mur !» L'an dernier, Enrique a organisé une Marche des migrants, un convoi de milliers de manifestants qui ont parcouru toute la frontière. En février prochain, il ira jusqu'à Washington !
Frontière Tijuana-San Diego : la Gorge des contrebandiers
Qu'elle est verte cette vallée qui court entre les ranchs manucures et les hardes de chevaux au bord d'une rivière ! Un petit paradis au sud de San Diego, mais si proche de la frontière. Soudain, au détour du dernier virage, tout bascule. Entre deux collines, un ravin de cent mètres de profondeur, coupé par une barrière métallique de trois mètres de haut, sale, rouillée, hérissée de griffes d'acier, érigée avec les plaques qui servaient de pistes d'atterrissage au Vietnam. Ici, l'Amérique; en face, le Mexique. L'endroit est connu sous le nom de Gorge des contrebandiers, du temps où les trafiquants fonçaient au volant de leurs pickups bourrés de drogue. Dans les années 1920, déjà, la Gorge alimentait en alcool les caves de la prohibition. Aujourd'hui, toute la colline et ses flancs sont modelés pour la surveillance. Au fond du ravin, une ancienne bouche d'égout a été obturée pour empêcher le passage des clandestins. Au sommet, une plate-forme damée accueille un véhicule de la border patrol, tous phares allumés, en planque jour et nuit. Deux hommes à pied surveillent le coin à la jumelle. Dans le ciel, des hélicoptères font la navette à basse altitude, équipés de projecteurs qui fouillent le sol à la verticale. Plus haut; un petit avion suit le trajet de la frontière. Le mur court d'une pente à l'autre, avec une brèche de 50 mètres, là où la colline s'est effondrée, pentue et dangereuse. La montagne est crevée, la gorge chaotique, encombrée côté mexicain de blocs de rochers, de troncs d'arbres et de buissons épais. Où sont-ils ? Il suffit de se poster et d'observer. Côté Mexique, une, deux, dix, vingt têtes émergent de la végétation : les clandestins attendent la nuit. La border patrol les guette mais la gorge est profonde, l'Amérique si proche et la tentation trop forte. Je me colle à la barrière. Un trou, un regard, une voix. Daniel Ramirez est handicapé depuis un accident d'enfance. Le chemin de la montagne lui est interdit. Depuis dix ans, il travaillait comme éboueur à San Diego. Sa femme et ses deux enfants vivent là-bas. On l'a déporté voilà deux ans, il est revenu aussitôt en passant par cette gorge. Il y a un mois, des Minute Men lui ont proposé un travail bien payé. Daniel est monté en boitant dans leur camionnette... le piège. Us l'ont conduit droit à la border patrol. Expulsé ! C'est une prise d'otage, un acte illégal courant, mais rarement prouvé. Un militant des droits de l'homme recueille son témoignage qui sera transmis à un avocat de San Diego. La nuit tombe et le jeu, dangereux, commence. Sauts par-dessus le mur, faisceaux des projecteurs, courses-poursuites dans les buissons, le ravin, la rocaille... les gardes-frontières pourchassent les intrus. Beaucoup se feront prendre, interpeller et expulser. Mais au petit matin, certains seront passés et ils auront marché vingt ou trente kilomètres, jusqu'aux faubourgs de San Diego. Je pense à Daniel, à sa jambe handicapée, sa voix à travers la barrière, ses gosses qui l'attendent chaque nuit depuis un mois. Et je croise les doigts.
Tijuana, Baja California : à l'autre bout du mur
C'est donc la fin du chemin. Une plage sur la côte Pacifique, à 3 300 km de Brownsville dans le golfe du Mexique. Jamais les Etats- Unis n'ont été si près et si loin ! Un mur, épais, infranchissable court dans la ville où s'entassent deux millions de Mexicains. Un mur, ici, c'est une barrière métallique, un chemin de ronde nettoyé, une deuxième clôture grillagée, 4 hélicoptères en stationnaire au-dessus de la plage, des radars, des caméras, des senseurs, des policiers avec ou sans chien, des 4x4 de la border patrol, un autre espace nu, ratissé, laissant tout à découvert... une sorte de rideau de fer, quoi ! D'ailleurs, il y en a un. Il plonge des hauteurs vers les dunes, entre dans la mer sur une centaine de mètres, avec un panneau qui prévient les éventuels baigneurs qu'il y a des «obstacles sous l'eau». Et côté mexicain ? La plage justement, ses palmiers, son sable blanc, ses pêcheurs et ses touristes, des bars à tapas et des restaurants de crustacés. Et quelques lotissements chics, même s'ils sont fragiles, plantés sur les pains de poussière beige des collines de Tijuana, exactement sur la ligne de faille sismique de San Andréas. De superbes villas, achetées par des vedettes, comme Ricky Martin le Portoricain, qui chante aux Etats-Unis et se repose au Mexique. On foule le sable en faisant craquer les coquillages sous ses pieds. Il y a des oiseaux de mer, des vagues blanches d'écume, l'air marin et les cris des enfants. Il suffit d'avancer le bras, entre les poteaux de fer : la main en Amérique interdite, les pieds au Mexique. Dire que les immigrants doivent faire deux heures de camion vers l'est et marcher trois jours dans le désert pour aboutir à l'extrémité de mes doigts. Alors, à quoi sert ce mur en construction ? J'ai enfin la réponse : à rien ! Les clandestins continuent à passer même si c'est plus difficile, plus cher, plus dangereux. De l'autre côté, 8 000 entreprises américaines - fast-foods, stations-service, bureaux, garages, hôtels, hôpitaux, sociétés de nettoyage, déchetteries... - et les grandes propriétés agricoles attendent avec bonheur cette main-d'oeuvre bon marché et au noir, si docile parce qu'elle n'a aucun droit. Au lieu d'un mur, il suffirait de leur donner des visas de travail saisonnier pour leur permettre de passer et repasser le poste-frontière, droits et dignes. Et pas en troupeaux poussés par des coyotes, attaqués par les tueurs de grand chemin, pas sous les ponts, par les égouts, les clôtures grillagées, la Gorge des contrebandiers, le Rio, la montagne, le désert. . . partout où l'on meurt. Ma main à travers le rideau de fer, mon passeport en poche, je pense aux morts sans papiers. Et le vertige me prend en entendant cet aveu tranquille d'un homme d'affaires anglo-saxon : «Le système capitaliste a besoin de travail pas cher.» La colère, aussi, quand je revois cette fosse commune de Holtville, Arizona, fleurie de croix bleues, habitée par les fantômes des clandestins. Avec un nom, le même, pour chacun et pour tous : «John Doe».
Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur
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