Le cerveau du Mexique
Vue du ciel, c'est une île verdoyante sur laquelle se brisent les vagues de béton ; à ras de bitume, une cité de 5 800 hectares au sein de la mégalopole, cernée du flot vrombissant des voitures mais couverte de pelouses, sillonnée de chemins qui incitent les amoureux à l'école buissonnière, jalonnée de "murales" signés Juan O'Gorman, Diego Rivera, David Alfaro Siqueiros.
L'Université nationale autonome de Mexico, l'UNAM, est la plus grande d'Amérique latine. Un monde à part entière, avec son aristocratie et son tiers état, ses journaux, sa station de radio, ses vendeuses de tacos, ses centres culturels, son gouvernement, ses deux syndicats, son totem tribal (le puma), son stade olympique, son équipe de football (les Pumas), sa ligne de transports gratuits (les Pumabus) et même ses vélos (les Bicipumas).
Si le bois de Chapultepec reste le poumon de Mexico, la place du Zocalo son coeur et la Central de Abastos les halles géantes du sud de la ville, son ventre jamais rassasié, la cité universitaire en est le cerveau. Hypertrophié : 30 000 enseignants et chercheurs, 40 000 agents techniques ou administratifs, quelque 150 000 étudiants à temps plein, sans compter les 100 000 élèves des lycées qui lui sont rattachés, un budget annuel de plus de 19 milliards de pesos (1,2 milliard d'euros). Davantage que les moyens dont disposent les universités Harvard ou Stanford, qui tournent autour de 1 milliard de dollars par an (687 millions d'euros). Mais ces institutions privées, parmi les plus cotées aux Etats-Unis, accueillent moins de 10 % des effectifs de l'UNAM.
"Le peuple à l'université et l'université au peuple", proclame la fresque colorée qui décore une façade du rectorat, sculptée au début des années 1950 par David Alfaro Siqueiros. Ici, 60 % des étudiants sont issus de couches populaires. Une proportion remarquable dans un pays à la traîne du reste du continent en matière d'éducation : 21 % des Mexicains ont achevé le cycle secondaire, contre 30 % des Brésiliens et 50 % des Chiliens, loin derrière les Cubains et les Argentins. Alors que des dizaines d'universités payantes, de qualité inégale, ont proliféré depuis la libéralisation de l'économie il y a vingt ans, l'UNAM défend la gratuité de l'enseignement public, inscrite dans la Constitution. Le coût, par semestre, équivaut à 4 centimes d'euro. Les étudiants n'ont rien à débourser pour les soins médicaux ni pour les nombreux services culturels ou sportifs.
"C'est un système démocratique, qui s'efforce de combiner enseignement de masse et de qualité", affirme Rosaura Ruiz, docteur en biologie et responsable à l'UNAM du développement et de la réforme universitaires. La clé réside dans les classes "preparatorias" estampillées UNAM, où l'on est admis sur examen, et qui amènent les heureux élus, âgés de 16 à 18 ans, à un niveau suffisant pour préparer ensuite une licence. "Sans nos lycées, insiste Mme Ruiz, les élèves des milieux défavorisés ne pourraient pas suivre." Ancrée à gauche, cette biologiste sera, à partir de 2008, la première femme à présider l'Académie mexicaine des sciences. Elle est aussi la seule parmi les huit candidats à la succession du recteur Juan Ramon de la Fuente, un psychiatre qui a réussi à consolider l'université après en avoir pris les rênes dans des conditions catastrophiques, en novembre 1999.
Son prédécesseur avait tenté d'imposer le paiement de frais d'inscription en rapport avec les revenus des familles. Une mesure aussitôt interprétée comme le signal d'une privatisation de l'enseignement supérieur. Résultat : une grève dure, avec occupation du campus pendant neuf mois, qui a mis l'UNAM au bord de la faillite. "C'était un vrai champ de bataille, notre Beyrouth !", rappelait le journaliste conservateur Joaquin Lopez-Doriga, lors d'un hommage rendu, fin octobre, à M. Ramon de la Fuente.
Politicien habile, le "recteur médiatique" a su se faire légitimer par la droite sans se couper de la gauche, tout en cultivant son amitié avec l'homme d'affaires le plus riche du Mexique, le magnat des télécommunications, Carlos Slim. Certains le voient déjà présidentiable en 2012, la maîtrise d'un mastodonte aussi difficile à manoeuvrer que l'UNAM étant sans doute un bon entraînement à l'exercice du pouvoir à l'échelle du pays.
Car, au fond, la question est similaire : comment moderniser sans écraser les plus faibles, s'engager dans la compétition internationale sans payer un prix social insupportable ? L'UNAM s'enorgueillit depuis trois ans de figurer parmi les 200 meilleures universités du monde dans les classements du Times. Mais "notre université n'est pas Harvard, et elle est environnée de terribles inégalités, rappelle le chercheur Angel Diaz. Il nous faut à la fois former des spécialistes qui s'intéressent aux technologies de pointe, et leur faire comprendre que les "vieilles" technologies sont une solution aux problèmes de beaucoup de gens."
Lointaine héritière de l'Université royale et pontificale de Mexico, créée en 1551 après la conquête de la Nouvelle-Espagne, l'UNAM a été marquée par le règne du Parti révolutionnaire institutionnel, le PRI, qui a dirigé le pays de 1929 à 2000. Le massacre des étudiants sur la place des Trois-Cultures à Tlatelolco, perpétré par l'armée le 2 octobre 1968, est inscrit en lettres de sang dans les annales de la lutte contre un "parti unique" qui savait aussi se concilier, par des prébendes, les bonnes grâces des intellectuels.
Marié à une enseignante de l'université, l'anthropologue allemand Horst Kurnitzky a eu le loisir d'y observer le "manque d'encouragement à l'esprit critique, qui a perpétué l'autoritarisme du PRI", et l'étroitesse d'un nationalisme autocentré : "Sur 100 professeurs d'histoire, 80 ne s'occupent que du Mexique, et pas un seul de la Chine !", déplore-t-il. Comme nombre de commentateurs mexicains, il ironise sur l'élection du nouveau recteur par un comité dont presque tous les membres ont été nommés par M. Ramon de la Fuente, "suivant une règle analogue à celle du Vatican".
D'où l'impression étrange, lorsqu'on se promène sur ce vaste campus où les amphithéâtres portent les noms de Ho-Chi-Minh et de Che Guevara, d'y sentir le parfum désuet de l'ancienne Europe de l'Est. Pourtant, les astronomes de l'UNAM s'associent à la Corée du Sud pour scruter en basse Californie "la matière obscure" de l'espace. Ses physiciens ont construit un détecteur de particules destiné à l'accélérateur géant de protons installé près de Genève. Et ses biologistes viennent, avec des chercheurs américains de l'université d'Arizona, de découvrir le moyen de protéger par des procédés non chimiques les cultures de maïs et de coton contre les parasites - une avancée qui a eu les honneurs, début novembre, de la revue Science.
Alma mater prodigue, l'UNAM a formé le Prix Nobel de chimie de 1995, Mario Molina, le grand écrivain Octavio Paz (1914-1998), tout comme le chef de la rébellion zapatiste du Chiapas, le sous-commandant Marcos, ou l'actuel vice-président bolivien, Alvaro Garcia Linera, qui y a passé son diplôme de mathématiques avant de rejoindre la guérilla dans son pays. Malgré ses pesanteurs et l'émergence de rivales, elle reste un formidable creuset social. "C'est vrai, la bureaucratie y est lourde : si je demande un produit réactif pour mes expériences à Harvard, je l'obtiens le soir même. Ici, il faut attendre deux mois", regrette Cristina Aguayo. Cette brillante jeune femme, qui a fait tout son cursus médical à l'UNAM, a rejoint récemment le prestigieux Joslin Center de Boston afin de poursuivre des recherches sur le diabète. Elle sait ce qu'elle doit à son université d'origine : "Elle m'a donné un sens de la responsabilité sociale inestimable. J'y ai été confrontée au zapatisme, à la grève, j'ai dû me définir. Dans une université plus élitiste, je n'aurais pas acquis la même vision du monde."
Georgina Ariza a éprouvé un choc, à son arrivée à l'école d'architecture de l'UNAM, en voyant certains de ses camarades se caler l'estomac avec des tamales, à base de pâte de maïs, une nourriture de pauvres. Mais les portes ont tendance à se fermer pour ceux "d'en bas". Le système des "preparatorias" agréées est très critiqué, car il devient un obstacle insurmontable lorsqu'on vient d'autres établissements. La sélection s'opère donc dès 16 ans, et est aggravée par le fait que la cité universitaire ne propose aucun logement : les étudiants doivent se débrouiller eux-mêmes.
"Je partage un loyer avec un copain, car ma famille vit à deux heures de route de Mexico, explique Armando Romero, 23 ans, qui étudie l'anthropologie et le théâtre. Il y a de moins en moins de gens de province qui parviennent à l'UNAM. En ce sens, elle n'est plus vraiment une université nationale." Pour tenter de corriger ce déséquilibre croissant, l'université a lancé en 2005 un programme de bourses (2 000 pesos par mois, environ 140 euros) destiné aux jeunes des communautés indigènes. Condition impérative : parler couramment une langue indienne. Plus de 200 étudiants en bénéficient.
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