Les coyotes
ENTRE LE MEXIQUE ET LES ÉTATS-UNIS • Les clandestins ont rendez-vous avec les coyotes | |||
Au moment où Washington érige un mur pour lutter contre l’immigration illégale, les candidats au rêve américain empruntent de nouvelles routes, parfois mortelles. Reportage dans le comté de Brooks, dans le sud du Texas. | |||
L’immigration illégale charrie son lot de victimes : des corps d’hommes, de femmes et d’enfants morts en tentant d’entrer aux Etats-Unis sont trouvés régulièrement dans le comté de Brooks, dans le sud du Texas, non loin de la frontière mexicaine. On les photographie. La police utilise ces clichés pour enquêter, tandis que les citoyens les transmettent à leurs élus pour exiger que des mesures soient prises. Au Side Door Café de Falfurrias, la capitale du comté de Brooks, le décompte des cadavres fait partie des conversations quotidiennes, au même titre que le prix de l’alimentation ou la somme à prévoir pour réparer une clôture abîmée. “J’ai récupéré onze corps l’année dernière sur mon ranch, douze l’année précédente”, raconte Presnall Cage, un grand propriétaire terrien de la région. “J’en suis déjà à quatre pour cette année.” Il lui est aussi arrivé de conduire des survivants à l’hôpital, mais le plus souvent il est trop tard. Alors que les autorités américaines de surveillance des frontières tentent de fermer certaines routes d’immigration, les clandestins continuent d’affluer, choisissant des itinéraires plus dangereux et plus isolés pour pénétrer à l’intérieur des Etats-Unis. Parmi ces nouvelles routes figure le réseau de sentiers contournant le dernier poste de la patrouille frontalière sur l’autoroute 281, dans le comté de Brooks. Un choix qui a des répercussions considérables sur ce comté de 7 685 habitants, dont certains vivent ici depuis des générations. Tout d’abord, les morts grèvent le budget local. Pour l’exercice 2007, les autorités du comté avaient affecté 16 000 dollars [11 600 euros] à la gestion des indigents décédés, mais, au mois de mai, elles avaient déjà dépensé 34 195 dollars. “Et encore, la période la plus chaude n’a pas commencé”, souligne le juge Raul Ramirez. “Ne vous méprenez pas. Je suis heureux de faire ça. Je dépenserais 120 000 dollars s’il le fallait, parce que c’est notre devoir”, insiste le magistrat dans son modeste bureau de Falfurrias. “Mais cet argent aurait pu servir à aider les plus pauvres d’entre nous”, ajoute-t-il. Près d’un tiers des habitants du comté vit sous le seuil de pauvreté, le revenu moyen des ménages y est de 21 000 dollars et les emplois manquent. Les photos des morts sont conservées discrètement dans certains endroits de la ville, comme une sorte d’album collectif qui témoigne de ce qu’est devenu, ces dernières années, le comté de Brooks. Jadis plus connu pour son pétrole, sa pastèque et l’antenne locale de l’entreprise Halliburton, le comté est devenu un tombeau pour les plus fragiles et les moins chanceux. Le groupe local des Texas Border Volunteers [une milice privée de surveillance des frontières] collectionne les clichés de clandestins morts. Certains ressemblent à des compositions artistiques : un crâne au milieu de plantes rampantes ; la silhouette d’un jeune homme aux jambes légèrement pliées, la tête jetée en arrière contre un buisson, son cou dessinant un mouvement de danseur classique. Seul un gros plan sur son beau visage, la bouche ouverte, les yeux vides, évoque la mort. Certains corps sont à moitié nus. C’est l’un des effets de l’insolation : la raison flanche, et l’on croit à tort que se déshabiller apaisera la chaleur qui brûle tout le corps. Il n’est pas rare de trouver des récipients remplis d’eau près des morts par déshydratation. Les marcheurs inexpérimentés, surtout lorsqu’ils se perdent, économisent l’eau au lieu d’en boire régulièrement ; puis leurs cerveaux franchissent un nouveau palier, et ils ne sentent même plus la soif alors qu’ils sont précisément en train d’en mourir. Sur certains clichés, les corps sont si gonflés qu’ils semblent sur le point d’éclater. Sur une autre photo figure une jeune femme dont le visage et le buste sont intacts, mais ses jambes ont été dévorées jusqu’à l’os par un cochon sauvage. Luis M. López Moreno, consul du Mexique à McAllen [ville toute proche du Rio Grande, qui marque la frontière avec le Mexique], affirme que le bilan pourrait encore s’alourdir. La frontière est devenue si difficile à franchir que les travailleurs qui avaient pour habitude de rentrer chez eux une fois par an sont désormais coincés aux Etats-Unis, et certains de leurs proches, peu habitués à de telles expéditions, “cherchent à les retrouver” en se rendant au Nord. Les femmes, parfois accompagnées d’enfants, sont désormais plus nombreuses dans le flux des migrants. Et les jeunes immigrants clandestins, aujourd’hui majoritaires, généralement plus éduqués et plus citadins que leurs aînés, sont souvent moins aptes à affronter des conditions difficiles. | |||
“Hank”, un guide de chasse qui souhaite garder l’anonymat, estime sauver des vies. Discrètement, il oriente ses chasseurs à l’écart des sentiers afin que les clandestins ne soient pas abattus par accident. Ses clients, des hommes intrépides dans leurs domaines d’activité, comme la haute finance ou la politique, peuvent parfois flancher devant le spectacle des clandestins. “Les chasseurs prennent peur et paniquent, surtout s’ils voient passer un groupe de trente personnes, explique Hank. La situation des clandestins s’est tellement dégradée que, l’année dernière, nous avons dû acheter des talkies-walkies pour communiquer entre nous.” Les chasseurs s’en servent aujourd’hui pour appeler leur guide à l’aide. Arrivé chez lui, Hank plonge dans le plateau de son pick-up et en tire un sac à dos noir identique à ceux qu’il trouve “quasiment tous les jours”. A l’intérieur, des vêtements sales, un peigne, du déodorant, un rasoir, un miroir, une pince à épiler : le contenu typique d’un sac abandonné par un clandestin à un point de ramassage au bord de l’autoroute. Dans la maison, avec sa femme et ses deux enfants, Hank nous montre son pistolet 9 mm à crosse d’argent, qu’il ne porte que depuis peu, pour se protéger. Les coyotes, ces passeurs qui guident les migrants en échange de grosses sommes d’argent, sont pervers, affirme-t-il. Et ce n’est rien comparé aux membres des gangs qu’il a commencé à voir passer il y a deux ans, comme ces représentants de la Mara Salvatrucha [gang d’origine salvadorienne, tentaculaire, présent en Amérique centrale, aux Etats-Unis, au Canada], tatoués de la tête aux pieds, le crâne rasé. Contrairement aux autres clandestins, “ils ne vous parlent jamais”, explique-t-il. Le comté de Brooks est situé à environ 110 kilomètres de la frontière avec le Mexique. Son poste-frontière effectue plus d’interceptions et de saisies de drogue que n’importe quel autre aux Etats-Unis. Les migrants sont souvent déposés au sud du poste-frontière par les coyotes, ou bien rejoignent le comté à pied depuis la línea [la frontière], après environ soixante heures de marche. Ils atteignent alors les points de ramassage situés sur l’autoroute aux alentours de Falfurrias. Les Minutemen du coin [nom donné aux milices privées qui se chargent de surveiller les frontières] ont même surnommé un des sentiers à l’ouest de l’autoroute 281 la “piste Hô Chi Minh” en raison de l’affluence qu’il connaît. C’est dans ces paysages austères et superbes, dans cette ville jadis accueillante, loin des cénacles où sont rédigées les lois sur l’immigration, que la réalité de la politique américaine d’immigration (ou plus précisément son absence de politique) révèle toute sa part sombre, quasi invisible pour le reste du pays. “A Washington, et même à Austin [capitale du Texas], on n’a aucune idée de ce qui se passe ici”, affirme le shérif du comté de Brooks, Balde Lozano. “Le pire, ce sont les morts. Quand nous arrivons, certains sont morts depuis quelques minutes, d’autres depuis des mois. Sans compter tous ceux que personne ne retrouve jamais.” Son bureau jouxte un parking où des centaines de voitures saisies à des trafiquants attendent d’être vendues aux enchères. Parmi celles-ci figurent des modèles sport tape-à-l’œil, des berlines familiales, des vans branlants, des pick-up flambant neufs. Certains véhicules arborent des logos de sociétés bidon. “Ça a empiré, ça, c’est sûr, assure le shérif. Il y a toujours eu des gens à pied. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de véhicules qui les transportent. Le trafic d’êtres humains génère désormais plus d’argent que le trafic de drogue.” La vente aux enchères des véhicules saisis lui a déjà permis de financer l’achat de jumelles à vision nocturne (4 000 dollars la paire), la construction d’une nouvelle prison ainsi que l’acquisition de nouvelles voitures de patrouille pour faire la chasse aux coyotes. Le trafic d’êtres humains génère plus d’argent que le trafic de drogue Lourdes Treviño-Cantu persiste à décrire les clandestins comme des “voyageurs”. C’est une descendante directe de Ramón de la Garza, l’un des tout premiers colons à s’être installés dans le comté, au début du XIXe siècle, à l’époque où le Mexique et l’Espagne attribuaient à ceux-ci de vastes parcelles. Traditionnellement, lorsque des migrants demandaient à manger, la mère de Lourdes rentrait dans sa maison pour préparer des tortillas qu’elle distribuait ensuite aux voyageurs affamés. Mais, dernièrement, les choses ont changé. “S’il s’agissait des mêmes immigrants qu’autrefois, la peur ne serait pas là, on fermerait les yeux. S’ils venaient juste pour avoir une vie meilleure, cela ne me poserait pas de problème. Avant, les voyageurs venaient seuls ou avec un ou deux de leurs proches et ils étaient humbles, polis. Aujourd’hui, ils viennent en bandes. Ils sont désespérés, prêts à tout. Beaucoup sont plutôt bien habillés, et ils ont tous l’air de vouloir se rendre à Houston. Cela n’a plus rien à voir”, raconte-t-elle. Les experts comme les habitants s’accordent à dire que les candidats à l’immigration sont, dans leur vaste majorité, des Mexicains très pauvres ou simplement modestes. Ils sont en quête d’un emploi meilleur ou cherchent à rejoindre des proches. Néanmoins, selon le shérif Lozano, c’est dans le comté de Brooks qu’a été arrêté le premier migrant appartenant au gang de la Mara Salvatrucha. Par ailleurs, les coyotes ont souvent un casier judiciaire. Voilà pourquoi, dans la famille de Lourdes Treviño-Cantu, tout le monde cherche désormais à protéger son foyer. Une de ses sœurs a fait installer une clôture autour de sa maison, une première dans la famille. Dans le comté de Brooks, 92 % de la population est d’origine hispanique, et même les Anglo-Saxons blonds aux yeux bleus sont bilingues depuis leur tout jeune âge. Ici, on se sent donc proche des immigrants, avec ou sans papiers, ou du moins ne sont-ils pas perçus comme des étrangers. “Beaucoup de familles qui vivent ici sont venues par le même chemin”, rappelle le chef de la police, Eden Garcia. Mais cette proximité joue de moins en moins, parce que les migrants sont plus nombreux à sillonner le comté, que cela porte atteinte aux propriétés privées et qu’ils comptent désormais des criminels dans leurs rangs. Presnall Cage a grandi sur les quelque 18 000 hectares du ranch familial. “On les voyait passer depuis des années, des travailleurs agricoles, uniquement des hommes, se souvient-il. Ils nous faisaient signe et nous demandaient si nous avions du travail ou à manger. Ils faisaient toute la route à pied depuis le Mexique, seuls ou par deux, et ils savaient où se trouvaient les campements de cow-boys, où ils s’arrêtaient pour quémander un peu de café ou de nourriture. Six mois plus tard, on les voyait repasser dans l’autre sens, ils rentraient retrouver leurs familles.” Aujourd’hui, ce sont des groupes bien plus conséquents qui traversent le ranch et leurs guides sont équipés de téléphones portables et de GPS. Presnall Cage dépense plus de 50 000 dollars par an pour réparer les dégâts causés par les migrants sur son ranch : clôtures tordues ou arrachées, tuyaux déterrés pour boire de l’eau, bêtes qui s’enfuient parce que les portails ont été laissés ouverts. Tous les vendredis, bien que cela n’entre pas dans leurs attributions, les cow-boys de Presnall Cage partent faire le ramassage des détritus et ramènent des centaines de kilos de sacs en plastique, gourdes, sacs à dos et autres effets abandonnés. Le propriétaire se souvient du bon vieux temps, avant l’afflux récent d’immigrants, et semble perdu dans ses pensées. “Pendant toutes ces années, on n’a jamais trouvé un seul mort.” L’identification des corps est devenue une routine Le Dr Michael Vickers est vétérinaire. Il a fondé, il y a quatre ans, la milice privée des Texas Border Volunteers. Souvent armés, ils poursuivent et encerclent immigrants et coyotes. Mieux équipés que les forces de l’ordre locales, ils disent être financés en partie par les propriétaires de ranch. Leur objectif affiché est de transmettre la situation géographique des clandestins “à la patrouille de surveillance des frontières”. Ils estiment à un millier le nombre de personnes qui passent chaque jour par cette région, un chiffre confirmé par d’autres sources. La police, en sous-effectifs, n’en arrête qu’une poignée. “Ce que je ne supporte pas, c’est leur mépris total pour nos propriétés, pour les lois de l’Etat et pour les lois fédérales”, assène Michael Vickers à propos des “étrangers”. “Je ne leur en veux pas de chercher à venir, mais qu’ils le fassent légalement. Ça me rend dingue. Ils nous volent notre pays.” Propriétaire d’une clinique et membre d’un comité d’Etat pour la santé des animaux, Michael Vickers est un homme apprécié dans la région. Parmi ses 200 volontaires venus de tout le Texas et d’ailleurs figurent d’anciens policiers et militaires. Le soir surtout, et plus encore les soirs de pleine lune, ils s’égaillent dans la nature à cheval, à bord de camions blancs et de 4 x 4 et sillonnent les ranchs avec l’autorisation des propriétaires. Le ranch de Michael Vickers se trouve dans la “zone de ramassage” au bord de l’autoroute 281. En septembre 2006, une femme nue a été retrouvée morte sur sa clôture. Il arrive que les femmes abandonnent leur groupe pour éviter les agressions, précise le vétérinaire, mais cela ne suffit pas à les mettre en sécurité. Linda, l’épouse de Michael Vickers, a un jour dégainé son pistolet 9 mm pour arrêter une Brésilienne qui la suivait vers sa maison. “S’ils sont malintentionnés, vous êtes en mauvaise posture, affirme-t-elle. Nous devons donc être armés.” Un autre jour, raconte le couple, leur chien leur a rapporté un crâne humain.
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